martes, 18 de febrero de 2014

Castoriadis et la temporalité dans le domaine social-historique

       Aujourd'hui, je vais essayer de reconstruire les liens qui rapprochent histoire, temps et politique chez Castoriadis.  A mon avis, l'originalité de sa pensée consiste à mettre sur la table les présuppositions onto-gnoséo-logiques qu'on peut trouver à la base des théories sociales et politiques tentant de rendre compte des pratiques humaines. Cela ne signifie pas qu'on puisse déduire d'une "métaphysique des formes pures" les institutions en vigueur d'une société donnée. Pourtant, je considère que l'oeuvre de Castoriadis propose des opérateurs onto-logiques et épistémologiques  qui essaient de "penser autrement" les "domaines de l'homme". 

       Comme nous avons déjà vu, l'invention de la politique et de la philosophie signifient, pour Castoriadis, la reconnaissance du caractère historique de toute forme de vivre-penser-représenter-agir ensemble. L'histoire implique mouvement, développement, bouleversement de toute forme instituée de la communauté. Il ne s'agit pas tout simplement d'un changement matériel du "contenu" invariable des figures préexistantes de la société, mais d'un bouleversement successif des formes, des catégories, des rapports humains et des lois inséparables de ce contenu (Castoriadis, 2009). 


        Cela ne signifie pas que l'histoire émerge ou se constitue "in vacuo" ou "ex nihilo". Elle se déroule dans un monde qui la supporte: elle nie son présent en même temps qu'elle rencontre ses propres "conditions de possibilité" comme quelque chose qui la dépasse et qu'elle ne peut pas produire. Cela veut dire que l'ordre qu'elle institue a toujours un rapport avec un ordre "pré-institué" dans le monde. De sorte qu'on peut (et on doit) enserrer l'apparition d'un phénomène nouveau (la démonstration rigoureuse, la tragédie, la démocratie athénienne, la Révolution Française) dans le réseau de conditions qui ont entouré sa naissance: montrer qu'il était la réponse à un problème posé dans une société donnée. Quelle qu'ait pu être sa "radicalité", un événement ne constitue jamais un "nouveau absolu" parce qu'il s'appuie sur ce qui était "déjà là" et qu'il reprend volontairement ou involontairement une foule d´éléments pré-existants. Cela veut dire que "le nouveau" apparaît dans et de "cette" histoire-là. 

       Cela veut dire que "tout" n'est pas possible: la "réalité" est déterminée et déterminante. "Le nouveau" ne peut être vraiment nouveau que s'il a un sens par rapport à ce qui "existe" déjà, autrement il ne serait pas nouveau, il serait insaisissable, incompréhensible. Mais le nouveau est nouveau en tant qu'il fait apparaître un nouveau sens et qu'il donne un autre sens à ce qui était déjà là et dont on pouvait penser jusqu'alors le sens comme déterminé, défini, clos (Castoriadis, 2009: 145). 

         L'histoire ne peut donc pas être pensée selon un schéma "déterministe" (ni d'ailleurs selon un schéma "dialectique") parce qu'elle appartient au domaine de la création. Car les comportements des individus, des groupes, des classes, tout en restant à l'intérieur d'un système social donné, font constamment apparaître de nouvelles variantes. De sorte que le "déterminisme" n'est pas en mesure de produire la totalité des conditions "nécessaires" et "suffisantes" pour expliquer tel ou tel phénomène. Les événements sont ainsi "possibles" dans la mesure où ils deviennent "réels".  Le "sens" que les événements acquièrent au cours de l'histoire ne peut pas être déduit des "conditions données", le sens doit être "produit" ou "créé".  L'émergence du "nouveau" se rattache toujours à ce qui a du sens ou ce qui fait sens pour ce qui existe déjà: "le nouveau" fait apparaître autrement ce qui était "déjà là".  
Comme tel, le nouvel eidos, la nouvelle forme, est créé ex nihilo. En tant que forme, en tant que eidos, il n'est pas productible ou déductible de ce qui "était là". Cela ne signifie pas qu'il est création in nihilo ou cum nihilo. Ainsi, les humains créent le monde du sens et de la signification, ou de l'institution, sous certaines conditions -qu'ils sont déjà des êtres vivants, qu'il n'y a pas de dieu constamment et corporellement présent leur disant le sens du monde et de leur vie, etc. Mais il n'y a pas moyen de dériver de ces conditions, soit ce niveau d'être -le social-historique, soit ses contenus chaque fois particuliers. La polis grecque est créée sous certaines conditions et "avec" certains moyens, dans un environnement défini par des êtres humains définis, après un formidable passé incorporé, entre autres, dans la mythologie et le langage grecs, et ainsi de suite, ad infinitum. Mais elle n'est ni causée ni déterminée par ces éléments. Ce qui existe, ou une partie de cela, conditionne la nouvelle forme; il ne la cause ni la détermine. (Castoriadis, 1988: 267-268)
Cette idée de la création historique s'oppose à la vue selon laquelle l'histoire déploie indéfiniment, "développe" (au sens littéral du terme: développer ce qui est enveloppé) ce qui était contenu en elle à l'origine. Or, que ce développement ait lieu d'après un schéma déterministe de causes nécessaires et suffisantes ou d'après un schéma "dialectique" qui sont niés l'un après l'autre dans un sens "nécessaire" et "déterminé" ne change pas la perspective. Tout au contraire, Castoriadis refuse cette vue, sans viser à la "réfuter" ou à démontrer la "vérité" de l'idée de création (Castoriadis, 2009: 145). D'après Castoriadis, l'idée de la création n'admet pas une "définition" car elle est une idée "originaire" (= primitive) qui désigne quelque chose qui a trait à l'essence même de l'historique. 

       Ce qui se déroule dans l'histoire n'est nullement l'image (le décalque) d'un ordre rationnel existant ailleurs et contenant d'avance l'équivalent immatériel de "tout réel possible". L'histoire est la constitution (=l'institution) d'un monde qui ne peut trouver son précédent ou son antécédent nulle part, ni même dans les étapes déjà parcourues. Cette constitution (=institution) ne se fait pas "dans le néant" ou "dans le vide", l'histoire se déroule dans un monde qui la "supporte" dans les deux sens du terme: d'un côté, elle nie son présent et doit s'appuyer sur lui; d'un autre côté, elle rencontre ses propres "conditions de possibilité" dans ce qui l'entoure aussi bien qu'en elle-même. Mais, elle ne peut pas "produire" ses "conditions de possibilité", ni même les élucider ni même les décrire intégralement. L'histoire ne peut se connaître que comme constituante (=instituante), mais elle doit aussitôt reconnaître qu'elle se trouve déjà constituée (=instituée) en tant que constituante (=instituante), qu'elle ne peut constituer n'importe quoi et n'importe comment, que l'ordre qu'elle institue a toujours un rapport avec un ordre "pré-institué" dans le monde et dans elle-même (Castoriadis, 2009: 147). 

      En première approximation, il s'agit de considérer l'histoire en tant qu'"ouverture de possibles". Cependant, pour que cette approximation ne reste encore de type "kantien", dans une seconde étape, il faut voir les limites de la considération des "possibles" en tant que donnés une fois pour toutes. La transformation continue des possibilités est précisément une caractéristique constitutive de l'action en tant que praxis.  Cela signifie qu'il n'y a pas de "structures" dans l'histoire qui déterminent d'avance l'ordre du mouvement, de l'institution et de la vie. Le temps social-historique nous montre que le présent historique est l'irruption de la société instituante dans la société instituée, la création d'une société "autre" par le biais de la société instituante (Castoriadis, 1975: 301). 

       La temporalité propre aux affaires humaines a donc à voir avec l'émergence du "nouveau" (au sens de "l'autre"). Les phénomènes naturels sont assujettis à une sorte d'invariabilité en tant que "répétition du même", tandis que le monde social-historique est caractérisé par son essentielle temporalité -entendue comme altérité/altération des formes déjà instituées d'être et d'agir.  

      Le temps social-historique est le temps du faire. A l'encontre des "philosophies de l'histoire" (celle de Hegel ou de Marx, par exemple) dans lesquelles les possibilités propres à l'action humaine semblent être posées d'avance, la conceptualisation faite par Castoriadis de l'histoire en tant que "ce qui reste à faire" implique la vue selon laquelle les possibilités d'être ou de faire quelque chose vont de pair avec l'ouverture de nouvelles possibilités. On peut donc dire qu'il n'y a pas de "conditions a priori de possibilités" dans l'histoire. Pour Castoriadis, soumettre l'histoire à un regard purement théorique n'est qu'une inversion de la position du problème. Puisque l'histoire est création continue de ses propres conditions de possibilités. Si le projet d'autonomie a un sens, c'est précisément en tant que "création de nouveaux possibles". 
« Le temps n’est pas seulement l’excès de l’être sur toute détermination que nous pourrions en concevoir et en fournir. Le temps est l’excès de l’être sur lui-même, ce par quoi l’être est toujours essentiellement à- être » (Castoriadis, 1983: 376). 
      Le présent n'est pas le résultat du passé, il ne peut donc pas être saisi à partir des considérations d'un système de causes posées une fois pour toutes au départ. Dans le "système" de catégories historiques, "ce qui est" apparaît constamment élargi ou bouleversé par le développement historique lui-même qui modifie constamment la perspective logique dans laquelle le passé est vu. Le rapport entre "le présent" et "le passé" exprime le projet historique d'une époque ou d'un groupe humain dans le cadre d'une époque (Castoriadis, 2009: 147). En ce sens, il n'y a pas d'objectivité en histoire, une objectivité qui serait perturbée par le "conditionnement" ou la situation du "sujet transcendantal". La volonté de comprendre l'histoire, soit au moyen de l'objectivité du monde ou par la subjectivité de la conscience transcendantale, fait partie d'un projet de compréhension qui postule au départ l'existence d'une "vérité" de la situation social-historique, individuelle ou collective. 

     Pourtant, l'histoire est le domaine "des fins non voulues et des intentions inconscientes" des hommes, que nécessairement l'historien ne connaît pas (Castoriadis, 2009: 149). L'histoire n'est pas le domaine dans lequel une espèce vivante survit et se reproduit en tant que telle: l'histoire est le domaine dans lequel les hommes ne peuvent survivre qu'en constituant/ en instituant un sens de cette vie, qu'en investissant de significations le monde qui les entoure, les objets qui y appartiennent et surtout leurs propres actes, arrangements et conduites (Castoriadis, 2009: 150). Le temps du faire est chaque fois "institué" en contenant des "singularités non déterminables" au départ. Des singularités qui apparaissent comme des possibilités d'apparition de l'irrégulier, de l’événement, de la rupture de la récurrence. En ce sens, le temps du faire est le plus proche du temps de la "véritable temporalité", de la temporalité qui fait être et apparaître "l'autre" (Castoriadis, 1975, 2009). 

         De cette manière de "penser l'histoire" en résulte la position d'une "temporalité" dans laquelle le temps est. Si il y a histoire, il y a temps. Qu'est-ce qu'on veut dire? A mon avis, la temporalité dont parle Castoriadis est située au-delà de : 1. le temps du monde, en tant que succession continue de passé-présent-futur ; 2. le temps de la conscience -où le présent sert à définir le passé et le futur. Le présent est donc émergence de nouvelles possibilités qui redéfinissent les conditions du passé et les possibilités du futur. De sorte que la temporalité traverse l’existence humaine en tant que créatrice de nouvelles significations, de nouveaux sens et de nouveaux modes d’êtres, de représenter et d’agir. L’histoire montre que la création humaine devient fondamentale au moment où il s’agit de « faire l’histoire ».
 Le temps social imaginaire serait le sujet le plus important à traiter... il est, chaque fois, consubstantiel aux aspects les plus décisifs de l'institution globale de la société et de ses significations imaginaires. Et, comme pour toutes les significations imaginaires sociales nucléaires, son contenu est essentiellement indépendant de tout étayage substantif sur la première strate naturelle: il est pure création de la société considérée (comparez, par exemple, le temps chrétien et le temps hindouiste ou boudhique)... (Castoriadis, 1988: 263). 
       Le passé, le présent et le futur expriment un certain rapport (de l’individu et de la collectivité) à « ce qui est du temps » (Castoriadis, 1988, 2009). Le présent, loin d’être le « résultat » d’un passé dont les causes pourraient être saisies à partir des « conditions données » au départ est une sorte de « moment » où « ce qui est » est « avoir été » et « avoir à être ». De même que le présent n’est pas un résultat du passé, de même le futur ne peut pas être « anticipé » comme s’il s’agissait d’un « présent à venir » à partir d’un passé déjà donné dans ce « maintenant ». Cela veut dire que « l’avant » et « l’après » sont co-déterminés par le mouvement, par le bouleversement des significations des « conditions données ». Ainsi, le présent n’est pas l’expression extérieure (l’incarnation) d’un passé, mais reconnaissance et assomption de ce que le passé habite au présent et de ce que s’instaure comme futur, comme à-venir.

        Les modalités temporelles acquièrent donc une dimension historico-pratique enracinée dans l'imaginaire de l'individu et de la collectivité à chaque époque considérée. L'inscription de "ce qui a été" et de "ce qui est à être", de "ce qui est fait" et de "ce qui est à faire" dépend d'une vue prise sur l'histoire, d'une vue qui est à la fois individuelle et sociale (Castoriadis, 2009: 181). Et cela dans la mesure où "les individus", "des fragments ambulants" de l'institution de leur société, reconnaissent et assument les conditions "données" soit comme "ouverture de possibilités" (d'une façon autonome) soit comme "résistance de possibilités" (d'une façon hétéronome). De sorte que l'histoire est "vécue" comme "limitation" des possibilités d'être ou comme "création" des nouveaux possibles. Alors que dans le premier cas, "le passé" conditionne et même "domine" l'action présente, dans le second, le présent est l'actualisation de l'un des possibles, parce que la signification du "donné" est récupérée, est reprise de façon continue. Ce qui est "maintenant" possible, n'est pas "inscrit" dans le socle ontologique des "possibilités serrées", mais une reprise "perpétuelle" du donné tenant compte de ses "lourdeurs", de sa résistance, de ses "lois" ou de ses propres "structures" (Castoriadis, 2009). 

« Modes différents d’institution effective du temps social-historique par des sociétés différentes, autrement dit modalités différentes selon lesquelles des sociétés différentes représentent et font leur auto-altération incessante… Certes, cela fait une différence non seulement pour ce qui est de l’allure [le pas] ou du rythme de cette auto-altération, mais aussi pour ce qui est de son contenu… » (Castoriadis, 1975: 257)
       Ainsi, la représentation "imaginaire" du présent, du passé et de l'avenir rend possible (ou clôt) l'émergence du "neuf", de "l'autre", de ce qui est de l'ordre de "l'historique" dont l'essence est "l'activité humaine dans toutes ses manifestations" (Castoriadis, 2009). De sorte que la création de "nouvelles possibilités" d'être, de penser ou d'agir est "histoire" dont "les raisons" sont posées toujours à posteriori. L'apparition du "nouveau" appartient donc à l'ordre de événement, de ce qui arrive sans être attendu. Dans l'histoire, s'il arrivait "ce qui était possible", rien de neuf ne parviendrait: il n'y aurait pas d'histoire. 

       L’émergence du « nouveau », c’est-à-dire l’apparition de « l’autre » montre que cet « autre » est la condition même de son propre apparaître. L’explication « causale » des faits historiques et la recherche de leurs « conditions de possibilité » ne sont pas « à priori » mais  toujours « à posteriori ». En ce sens, le propre de l’événement n’est pas de provenir de « ses conditions à priori de possibilité », mais de relever de soi-même comme « horizon de possibilités ».

Et, dans la mesure où le temps advient par la main des « activités », du « faire » social-historique, Castoriadis distingue : le faire dans les sociétés hétéronomes où tout se passe « comme si » rien de nouveau ne peut advenir et le faire dans les sociétés autonomes où le temps advient comme institution du nouveau, de ce qui n’est pas prévu, attendu, comme institution de « l’autre », de ce qui ne se laisse pas déduire de « ce qui est ». L’histoire est ainsi un « processus ouvert à l’avenir ».

Ainsi, les "philosophies de l'histoire" ont tenté de "penser l'histoire" pour faire des processus historiques quelque chose de "prédictible" et de "prévisible", tandis que la philosophie de Castoriadis essaie de "penser autrement" tout ce qui appartient aux "possibilités essentielles" de l'être humain. A son avis, l’invention de la politique, de la démocratie, de la philosophie, et même du « projet révolutionnaire » sont des « créations » qui expriment la dimension historico-pratique de l’existence humaine. On pourrait dire qu' on trouve dans l’œuvre castoriadienne un concept d’histoire dans lequel ce qui est en jeu  est l’être-ouvert, l’ouverture à l’avenir, l’invitation « à faire » à partir de la réinterprétation du "donné » et en faire des « institutions » inattendues, imprévisibles, et, en certain sens, « impossibles ». 

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Bibliographie: 
Castoriadis, C. (1975) L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.
- Castoriadis, C. (1983) « Institution de la société et religion » in Domaines de l’homme. Carrefours II, Paris, Seuil, 1986.
- Castoriadis, C. (1988), « Temps et création » in Le monde morcelé, Carrefours III, Paris, Seuil, 1990.
- Castoriadis, C. (2009) Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967). Paris, Seuil.